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Les vingt bonnes raisons de Donald Trump

Jusqu’où va-t-on se faire peur ? Le chef de l’exécutif américain n’a pas son pareil dans le maniement de la provocation : ses plus proches conseillers plaident depuis plusieurs années en faveur d’une entrée en guerre contre le régime iranien. Mais les pesanteurs géopolitiques, et sans doute aussi celles de l’establishment militaire, ont compté jusqu’ici davantage que l’activisme des boute-feux qui gravitent autour de la Maison Blanche. On peut dénombrer une vingtaine de bonnes — et moins bonnes — raisons que pourrait avoir Washington de ne pas s’attaquer à l’Iran, en tout cas de front…

par Philippe Leymarie, 27 juin 2019
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Donald Trump montre sa signature apposée au nouvel ordre de sanctions contre l’Iran, le 24 juin 2019.
cc0 Joyce N. Boghosian

 Il y a d’abord, comme le président Donald Trump et quelques autres doivent en être conscients, que les Américains ont perdu de fait toutes leurs guerres récentes au Proche-Orient : Afghanistan, Irak, et même Syrie, quoiqu’ils en disent.

 Venger l’humiliation, il y a quarante ans, de la chute du régime ami du chah, ou la honte de la prise en otages du personnel de l’ambassade américaine pendant plus d’un an et le cuisant l’échec de l’opération destinée à les libérer — prétextes invoqués déjà l’an dernier par John Bolton, conseiller à la sécurité nationale, pour justifier une opération contre le « régime des mollahs » — ne suffit pas à étayer une offensive contre ce pays en 2019, dans un contexte très différent.

 Sortir les États-Unis du guêpier proche-oriental était d’ailleurs une des promesses électorales de Donald Trump lui-même, et il a déjà retiré des contingents militaires d’Afghanistan, et de Syrie, même s’il a décidé ces derniers jours de réexpédier un millier d’hommes dans la région, pour rassurer ses alliés du Golfe.

Activateur du conflit

Lire aussi Serge Halimi, « États-Unis - Iran, l’art de la provocation », Le Monde diplomatique, juin 2019.

 Une guerre pouvait sembler une opportunité rêvée pour un président déjà en campagne pour sa réélection fin 2020, soucieux de faire vibrer la corde du « Make America Great Again » (rendre sa grandeur à l’Amérique) (1) ; elle peut aussi devenir un boulet, si elle évolue à son détriment, du fait de la résilience de l’Iran, et de l’hostilité d’une partie de l’opinion nationale et internationale, qui se retourneraient contre l’activateur du conflit.

 L’Iran est un gros morceau : 81 millions d’habitants, plus de deux fois l’Irak, une histoire millénaire, un patriotisme qui dépasse les divisions politico-religieuses, une influence régionale s’étendant jusqu’à Damas, Sanaa, Ankara, et au-delà.

 L’incertitude domine sur l’attitude qu’adopteraient par exemple la Turquie, la les diverses composantes kurdes, ou même la Russie, en cas d’une extension de l’escalade.

 Un conflit militaire, même limité, aurait des effets négatifs sur l’acheminement du pétrole, et sur les cours mondiaux des carburants, doublé d’une valse géopolitique, conséquences qui — pour le coup — apparaîtraient fortement disproportionnées (2).

Armée dans l’armée

Lire aussi Akram Kharief, « Téhéran pourrait-il résister à une attaque américaine ? », Le Monde diplomatique, juin 2019.

 Sur un plan plus tactique, il y a d’autres moyens de pression que les bombardements aériens, et en bien plus soft, comme la gradation des sanctions économiques, ou les attaques informatiques contre des centres stratégiques iraniens, auxquelles s’est d’ailleurs livré le Pentagone à partir du 25 juin.

 Si l’aviation iranienne ne peut rivaliser avec l’US Air Force, Téhéran dispose en revanche d’un potentiel important en matière de défense anti-aérienne et de missiles, ainsi que d’une flotte de drones, qui rendraient périlleuse toute approche offensive contre son territoire, notamment toute offensive terrestre.

 L’Iran, de son côté, peut agir en mode semi-clandestin grâce aux pasdarans (les gardiens de la révolution, une « armée dans l’armée » à forte tonalité idéologique, directement aux ordres du Guide suprême)) maîtrisant également très bien l’art de la provocation et du combat « asymétrique »), et peut s’appuyer sur son contingent en Syrie ou ses alliés au Liban (Hezbollah), en Irak (milices chiites), et au Yémen (Houthis).

Potentiel de retenue

Lire aussi Bernard Hourcade, « L’Iran se réinvente en puissance régionale », Le Monde diplomatique, février 2018.

 La surenchère économique, informatique et militaire théorisée et mise en œuvre plus ou moins frontalement par Washington risque d’entamer rapidement le potentiel de retenue qui était celui de Téhéran depuis la signature de l’accord sur le nucléaire de 2015, et d’élever dangereusement le niveau d’irritation d’une classe politique et d’une classe moyenne urbaines qui supportent mal ce retour à un régime de sanctions déjà en vigueur de 1979 à 2016.

 Le régime iranien, qui en a connu d’autres, voudra prouver qu’il ne capitule pas, qu’il est assez fort pour imposer à nouveau des sacrifices à sa population, face à la tentative d’asphyxie menée par le « grand Satan » américain — ce qui aura notamment pour conséquence d’affaiblir l’aile modérée du pouvoir, incarnée jusqu’à présent par le président Hassan Rohani, signataire du traité de 2015, ouvrant la perspective d’un retour aux années Ahmadinejad (du nom du président nationaliste au pouvoir de 2005 à 2013).

 C’est apparemment l’effet recherché, mais c’est un jeu dangereux, tout comme celui qui consiste à asphyxier une population, en espérant qu’elle se retournera contre ses dirigeants : la méthode, déjà expérimentée contre le régime iranien, n’avait pas été très efficace, pas plus qu’elle ne l’a été en Corée du Nord ou à Cuba.

 Sur un plan politique, et même moral, la posture américaine est faible : Washington apparaît comme le fauteur de trouble, car c’est sa « ligne dure » depuis plus d’un an qui a aggravé les tensions dans le golfe persique (3). Trump « envoie paître toutes les pièces qu’avaient soigneusement disposées sur l’échiquier iranien des flopées de diplomates expérimentés. Mais sans que l’on comprenne vraiment où il veut en venir », analyse Pascal Riché dans l’Obs.

Guerre de la salive

Lire aussi Ibrahim Warde, « Sanctions contre l’Iran : le diktat de Donald Trump », Le Monde diplomatique, juin 2018.

 Alors que l’Iran, de l’avis général, respectait très convenablement depuis quatre ans l’accord international qui gelait son appareil nucléaire militaire, les États-Unis –- depuis l’arrivée au pouvoir en 2017 de Donald Trump — sont sortis unilatéralement de ce traité, et ont relancé une batterie de sanctions financières et pétrolières visant à réduire à néant les capacités d’exportation de l’Iran, et à déstabiliser son régime.

 Le conflit se double d’une guerre de la salive et d’une bataille d’ego, attisée par quelques impairs, comme lorsque Donald Trump a confondu, en annonçant des sanctions personnelles contre lui, l’actuel guide suprême iranien (Ali Khamenei) avec l’ancien fondateur de la république islamique (Ali Khomeini, mort en 1989), s’attirant au passage les railleries du président Rohani, pour qui « cette Maison Blanche souffre de troubles mentaux ».

 Déjà, plutôt que revenir à la table des négociations comme Donald Trump prétend pouvoir l’y obliger, Téhéran parie sur la mort de l’accord de 2015, et menace de relancer dès ce mois de juillet une partie de ses centrifugeuses, pour enrichir son uranium, et renouer avec son programme nucléaire. Les sanctions personnelles également lancées par Washington contre le ministre iranien des affaires étrangères ont été considérées à Téhéran comme le signe de la fermeture de tout canal de négociation.

Bride lâchée

Lire aussi Michael Klare, « Donald Trump s’épanouit en chef de guerre », Le Monde diplomatique, mai 2017.

 Faute d’une offensive frontale dont il aurait à payer les conséquences à un prix trop fort, Washington dispose — outre l’arsenal de sanctions économiques — d’une palette en fait très large et graduée de gestes agressifs, comme des tirs de missiles sur quelques objectifs militaires ou nucléaires symboliques, ou des bombardements limités à l’aide de drones, ou pourra choisir de lâcher la bride au gouvernement israélien, toujours prompt à intervenir militairement contre les initiatives nucléaires de l’Iran.

 Avec une certaine légèreté, le président Trump déclarait tout à la fois, sur la chaîne de télévision américaine Fox Business le 26 juin dernier, qu’il ne souhaitait pas de guerre contre l’Iran, mais que — si le conflit s’envenimait — « il ne durerait pas longtemps » et n’impliquerait pas de troupes au sol, les États-Unis étant de toute façon « dans une position très forte ».

 Le gouvernement iranien aurait de nombreuses manières de répliquer, degré après degré, en brandissant la menace habituelle d’entraver ou bloquer la circulation maritime dans le détroit d’Ormuz, ou en s’attaquant à des intérêts américains dans le Golfe, au Proche-Orient ou ailleurs.

 L’escalade risque de faire d’autres mécontents : l’Inde, par exemple, dont les deux tiers des importations pétrolières proviennent du Golfe, qui a dû renoncer comme d’autres à acheter du brut iranien pour se conformer aux sanctions américaines, et qui envoie deux navires de guerre dans la région, pour défendre ses intérêts ; la Chine, emmêlée dans sa crise commerciale avec les États-Unis, qui préférerait pouvoir continuer à commercer avec l’Iran ; la Russie, déjà aux prises avec l’Ukraine, la Géorgie, la Syrie, qui n’a pas besoin d’un conflit nouveau dans la région — une perspective jugée « catastrophique » par le président russe, M. Vladimir Poutine.

Philippe Leymarie

(1À sa suite, un slogan pour la campagne de 2020 avait été déposé dès 2017 : « Keep America Great » (conserver la grandeur de l’Amérique).

(2Le président Donald Trump avait invoqué justement un principe de proportionnalité pour justifier sa décision de renoncer à des bombardements en Iran après la destruction, le 20 juin, d’un drone américain — décision qu’il aurait, affirme-t-il, prise à la toute dernière minute.

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